Une nuit à Schanzenviertel (sans images)

Par Kaspar Surber, Hambourg

« Presse ? » demande la policière. « Presse, sans caméra ? » Elle regarde d’un air interrogatif ses collègues. « Oui, j’écris ». Les deux m’invitent derrière leur chaîne humaine. Pendant un moment, je sens que je ressemble à un journaliste du vingtième siècle. Mais peut-être que c’est ma chance, de juste pouvoir décrire ce qui se passe ce soir à Schanzenviertel. En tout cas, dans les images publiées des scènes violentes qui ont lieu ici, tout le monde est invisible. Non seulement les policiers portent leur uniforme de Robocop, non seulement les émeutiers cachent leur visage avec une capuche, mais les photographes et caméramen qui courrent partout portent un casque. Ce qui semble petit et localisé lorsqu’on est sur place devient une émeute qui émeut le monde entier en temps réel via les portails d’information en ligne. « À Schanzenviertel il y des portions entières de rues qui brûlent », lis-je sur mon téléphone. « C’est comme une guerre », écrit le Spiegel Online.

Gros plan

Le quartier Schanzenviertel brûle, mais pas dans sa totalité. Ce qui brûle, ce sont des barricades isolées. Elles sont construites à des centaines de mètres de distance les unes des autres dans la rue principale, qui se nomme Schuelterblatt et qui traverse tout le quartier. De près, elles ressemblent à de gros feu de camp. Certains ont seulement des braises, d’autres ont de hautes flammes. Des personnes aux visages masqués jettent dessus tout ce qu’elles peuvent trouver : des cartons, des branches, des vélos. À chaque fois que des pétards explosent dans le feu, des personnes s’exclament joyeusement. Les gens ont le temps d’alimenter le feu. La police, qui a utilisé ses canons à eau pour n’importe quelle occasion pendant les derniers jours, est pourtant en position pas très loin. Mais ils ne les utilisent pas depuis un moment. Il semblerait qu’ils aient aussi un intérêt à laisser le temps au feu de brûler.
Lorsque la police avance finalement de l’autre côté de la rue principale, les personnes masquées prennent et traînent des parasols des brasseries. Sous le pont du S-Bahn, une personne avance lentement vers le canon à eau. C’est un spectacle absurde : un parasol blanc frappé par un puissant jet d’eau. Le parasol résiste pourtant à la pression de l’eau, et de derrière celui-ci, des pierres et des bouteilles volent en direction de la police. Le spectacle dure quelques minutes, le public applaudit le parasol. Puis la police envoie ses gazs lacrymogènes et tout le monde fuit dans les rues secondaires.

« C’est la banque ! »

Ce qui se passe ici dans le quartier Schanzenviertel n’est pas la démocratie, ce n’était même pas annoncé comme ça. C’est plutôt un assemblage : beaucoup de curieux sont là, les habitants du quartier se tiennent devant leurs maisons. À plusieurs reprises un VéloMobile passe dans les rues. Dans le ciel, les hélicoptères vibrent et éclairent les rues de leurs projecteurs. Des haut-parleurs émettent des messages sur des problèmes politiques, mais parmi celles et ceux qui portent des sweats à capuche il n’est pas possible de savoir s’il s’agit d’autonomes ou de jeunes adultes, ou les deux à la fois : ce qui les connecte, c’est la colère – et l’envie d’en découdre.
Une conversation suprise entre jeunes habitants à une entrée secondaire d’un immeuble : « J’ai payé pour le Elbphilharmonie [un énorme opéra dans la ville] avec mes impôts. Ils écoutent du Mozart et nous nous avons droit à ça. » Elle : « Beethoven, pas Mozart. » Lui : « Peu importe, nous nous tapons ces sales flics. » Elle : « Ne dit pas ‘sales flics’. » Lui : « Je ne suis pas contre la police. Mais que signifie cette demande de « rester pacifique » ? On ne changera rien de cette manière. »
Pendant ce temps les boutiques sont attaquées et pillées, principalement des cibles de premier choix comme des boutiques de mobiles O2. De l’autre côté de la rue une publicité pour la banque de Hambourg « Volksbank » scintille. Les deux portes sont fermées par un volet métallique, entre les deux la paroi est en verre. Un homme encapuchonné envoie des pierres dans la vitre. Un habitant se précipite vers lui et montre le volet métallique : « C’est ça la banque ! » Les pierres sont jetées quand même. « C’est ça la banque ! » L’homme encapuchonné semble surpris. Les portes de verre sont une entrée d’appartements, explique l’habitant. « Oh mec, désolé ! » s’écrit le lanceur de pierres. Les deux se serrent la main. « C’est normal, on est habitués. » dit l’habitant du quartier.

Effet logique

En marchant dans le quartier de nombreuses pensées me viennent : qu’est-ce que c’est censé signifier, ce qui se passe ici ?
Un jour à six heure du matin à Hambourg a démarré l’interdiction de manifester au cœur de la ville dans une zone de 38 kilomètres carrés. Les manifestants ont tenté de bloquer les routes d’accès au quartier de la foire et du Elbphilharmonie, lieux où les réunions du G20 se tenaient. Les manifestations ont réussi à atteindre la zone rouge, à empêcher une réunion du ministre des finances Wolfgang Schäuble et à coincer dans son hotel Melania Trump, l’épouse du président des États-Unis. Mais la police s’est battue avec des gazs lacrymogènes et des canons à eau.
La liberté d’assemblée, l’un des plus importants éléments d’un état constitutionnel a été mise en danger pour protéger les dirigeants autoritaires d’États, comme Recep Tayyip Erdogan ou Vladimir Poutine. La police a répondu par la violence aux tentatives de récuper ce droit. Longtemps après que les blocages soient terminés, une violence sans objet s’est déchargée dans Schanzenviertel. Cependant – et ce n’est pas une justification de ces actions – on peut lire les événements comme un un effet de l’hystérie politico-sécuritaire : lorsque des droits constitutionnels fondamentaux et les libertés sont suspendues, ce n’est pas surprenant que l’anarchisme surgisse dans l’atmosphère.
Un policier qui nous barre le chemin vers chez nous touchera au cœur de toute l’histoire : Hambourg n’était pas une zone démocratique hier. Il nous dit : « Ici c’est le foutoir – et une zone sans média ! » Pour autant nous y sommes.